Bárbara Santos[1]
Le Joker (“Curinga”), c'est la carte multifonctionnelle du jeu.
Dans chaque partie, elle a une fonction spécifique.
Augusto Boal a baptisé les facilitateurs/-trices du Théâtre de l'Opprimé (TO) “Curinga” (Joker): des artistes ayant une fonction pédagogique; des pratiquants studieux et chercheurs de sa méthode.
On pourrait définir le/la Joker comme étant un/-e spécialiste en constant processus d'apprentissage. Une personne qui doit connaître l'ensemble des techniques composant l'Arbre du Théâtre de l'Opprimé qui représente la structure pédagogique de la Méthode, elle-même composée de ramifications cohérentes et interdépendantes qui sont le fruit de découvertes faites pour répondre aux besoins et demandes effectives de la réalité.
Exercer la fonction de Curinga (Joker) exige la connaissance rigoureuse des fondements pratiques et théoriques, éthiques, politiques, pédagogiques, esthétiques et philosophiques de la Méthode et, en même-temps, cela exige d'être sensible aux demandes de la réalité et d'avoir la capacité de réinventer ce qui est connu, afin de satisfaire les besoins concrets de chaque groupe.
Un ou une Curinga (Joker) doit être capable de monter sur scène et de jouer; de donner des ateliers et formations théoriques et pratiques; d'organiser et coordonner des groupes populaires; d'orienter la production de spectacles de Théâtre-Forum (depuis la création de l'image jusqu'à la création collective du texte); de guider des dialogues théâtraux lors de sessions de Forum ou de Théâtre Législatif; de stimuler la réalisation d'actions sociales concrètes et continues et, bien sûr, de systématiser son expérience pour qu'elle serve à d'autres pratiquants/-es et contribue au développement de la Méthode.
Le Théâtre de l'Opprimé est une méthode ludique et pédagogique, un instrument efficace de communication et de recherche d'alternatives concrètes à des problèmes réels, à travers de moyens esthétiques. Il crée les conditions pour que l'opprimé/-ée s'approprie les moyens de production théâtrale et amplifie ainsi ses possibilités d'expression. En éliminant les barrières entre la scène et le public, il établit un dialogue actif, démocratique et suggestif.
Le/la Curinga (Joker) est celui/celle qui facilite ce Dialogue, en établissant une communication horizontale, qui est à la fois investigation et proposition. Faciliter ici ne veut pas dire offrir des réponses ou présenter des chemins à suivre, sans aider dans l'analyse des alternatives par des questions et des comparaisons instigatrices qui encouragent l'expression et laissent place à la diversité d'opinions.
Dans le Théâtre de l'Opprimé, la fonction du/de la Curinga (Joker) est diverse et complexe: elle va de l'identification à la représentation esthétique du conflit, jusqu'à la discussion et la viabilité des stratégies qui rendent possible la transformation de la réalité mise en scène.
Celui ou celle qui occupe le rôle de Curinga (Joker) doit aider les personnes à découvrir leurs potentialités, à mieux se connaître, à exprimer leurs idées et émotions, à analyser leurs problèmes et à rechercher leurs propres alternatives à ces derniers. Le/la Joker ne détient pas les réponses mais formule les questions qui génèrent des réponses et provoquent de nouvelles questions. Il ne s'agit pas de poursuivre la réponse parfaite; il s'agit plutôt de stimuler les réponses possibles qui permettent de parvenir à la réalité souhaitée, afin de la rendre palpable.
Pour occuper la fonction de Curinga (Joker), il est nécessaire de rechercher constamment la spécialisation diversifiée, à travers la formation et la posture multidisciplinaire, car l'Arbre du Théâtre de l'Opprimé s'alimente des connaissances humaines afin de promouvoir des actions concrètes. Chercher à savoir de théâtre, de culture, d'éducation, de psychologie, de politique, d'écologie, d'économie et de tous les domaines possibles, en associant savoir, sensibilité et bon sens, est une attitude essentielle.
Le Théâtre de l'Opprimé est largement pratiqué dans le monde entier, dans des langues, cultures et géographies diverses. Il est au service de l'universalisation du savoir et du bien commun, tout en se basant sur le respect des spécificités des identités locales. Il s'oppose radicalement à l'uniformisation qui massifie.
Même si l'on espère que les pratiquants/-es de TO suivent les mêmes fondements théoriques et pratiques (éthiques, pédagogiques, esthétiques, philosophiques et politiques) que ceux qui ont été systématisés par Augusto Boal, le TO d'Inde doit être indien, celui du Mozambique, mozambicain, celui de Palestine, palestinien, celui du Canada, canadien et, celui du Brésil, brésilien. Soit, dans chaque endroit, il doit s'identifier aux particularités du lieu.
L'attention rigoureuse aux fondements de la Méthode garanti une identité globale qui permet que le pratiquant d'Inde se reconnaisse dans un Forum réalisé au Mozambique. C'est le principe selon lequel la technique doit être au service des personnes, en tenant compte de leurs besoins concrets et des spécificités locales. La technique exige et promeut la diversité. Le Théâtre de l'Opprimé doit être le même partout, tout en étant spécifique à chaque endroit.
Les Groupes de Théâtre de l'Opprimé – GTO's – travaillent sur des thèmes variés, depuis la violence domestique, la violence urbaine et la violence sexuelle, jusqu'à la réforme agraire; en passant par la prévention du SIDA, la discrimination raciale, sociale et de genre, la diversité sexuelle, les droits travaillistes, entre autres. Des thèmes présents dans beaucoup de vies et beaucoup d'endroits.
En tenant compte de tout cela, comment former quelqu'un pour assumer cette fonction de Curinga (Joker)? Comment garantir une préparation qui rende compte d'une telle complexité?
Une formation qui, nécessairement, doit être ininterrompue et à long terme, qui ne soit pas restreinte à l'étude théorique mais qui dépende de l'expérimentation pratique. Une formation élaborée dans la maturité humaine. Le Théâtre de l'Opprimé ne peut être intégré que par ceux/celles qui partagent généreusement leur savoir et leur expérience. C'est une Méthode qui ne s'apprend qu'en enseignant et qui ne peut être enseignée que lorsqu'on est ouvert à apprendre. Ce processus de formation ne peut se donner qu'au fil du temps.
Selon la célèbre phrase d'Antonio Machado[2], le/la Curinga (Joker) est le/la marcheur/-euse qui fait le chemin en marchant. Cette marche commence nécessairement par la multiplication. Le chemin est infini. Les arrivées, diverses, sont les dépassements des réalités oppressives.
Même en ayant une base solide, fondée sur l'Éthique et la Solidarité, le TO n'est pas une Méthode statique ou terminée: elle s'amplifie à chaque découverte et s'approfondit à chaque systématisation. Cette dynamique est le principal défi pour la formation de ceux/celles qui veulent exercer la fonction de Joker.
Une Méthode en mouvement et en développement constants, par principe, ne peut pas engendrer des spécialistes formés. Ses pratiquants doivent être des personnes en mouvement, en état d'apprentissage, conscientes que le savoir est un processus de vie et non une accumulation bureaucratique. Tout au long de sa vie, Augusto Boal a été en mouvement, appréhendant chaque découverte comme une référence pour recommencer.
Dans le Théâtre de l'Opprimé, la pratique alimente la production théorique qui doit être à la fois son fondement et son point de départ.
Augusto Boal a commencé à systématiser la Méthode de TO dans les années 70, au Brésil (Théâtre Journal) et a continué à découvrir d'autres techniques pendant sa période d'exil en Argentine (Théâtre Invisible), au Chili (Théâtre Image), au Pérou (Théâtre Forum), en France (Arc-en-ciel du désir) et dans tous les autres endroits par lesquels il est passé, jusqu'à son retour au Brésil en 1986. A Rio de Janeiro, où il a fondé le Centre de Théâtre de l'Opprimé (www.cto.org.br) avec l'équipe de Jokers, il ne s'est pas arrêté (Théâtre Législatif) et a continué jusqu'à la fin de sa vie, notamment à travers sa recherche sur l'Esthétique de l'Opprimé et la constante ampliation de l'arsenal d'exercices et de jeux.
Au cours des 23 années durant lesquelles il a été directeur artistique du Centre de Théâtre de l'opprimé (CTO[3]), Boal a personnellement pris soin de la formation et de la mise à jour des Curingas (Jokers) de son équipe, grâce à des Séminaires Théoriques, des Laboratoires Pratiques, et à travers le Centre d'Etudes Générales, organisant des activités afin d'analyser et de produire des textes théoriques; à travers l'évaluation du développement des projets; la révision, expérimentation et systématisation des exercices, des jeux et des techniques de l'Arbre du Théâtre de l'Opprimé et de sa dramaturgie; et à travers l'étude de thèmes politiques et sociaux. Des Jokers formés/-ées à la fois par l'application pratique au sein de projets socio-culturels et par la réflexion analytique au sein de laboratoires et séminaires. Une qualification développée au cours d'un processus continu d'expérimentation et de production théorique.
Au Centre de Théâtre de l'Opprimé, les Curingas (Jokers) ont construit un chemin de formation à partir des groupes de TO au sein desquels ils ont initié leurs processus de multiplication.
Claudete Felix, professeur de portugais et de littérature, jouait dans le groupe d'animateurs/-trices culturels/-elles supervisé par Boal. Helen Sarapeck, biologiste, et Olivar Bendelak, ingénieur chimiste, faisaient partie du groupe Arajuba na Moita, Geo Britto, sociologue, collaborait avec le groupe du syndicat des travailleurs du secteur bancaire, Flávio Sanctum, pédagogue, était membre des groupes GHOTA et Artemanha. Claudia Simone, psychopédagogue, a commencé en organisant le groupe Pirei na Cenna. Et moi, Barbara Santos, sociologue, j'ai commencé au sein du groupe Virando a Mesa, formé par des professeurs.
Parmi les Jokers associés/-ées au CTO nous trouvons: Claudio Rocha, art-éducateur, qui a commencé au sein du groupe Pressão no Juízo, à Recife; Yara Toscano, psychologue, et Kelly di Bertoli, actrice professionnelle, qui ont commencé au sein de projets du CTO à Sao Paulo. Plus récemment, ont intégré l'équipe Monique Rodrigues, du groupe Panela de Opresão, et Alexandro Conceição, du groupe Pirei na Cenna.
La multiplication peut commencer de façon ponctuelle, au sein même du groupe et s'étendre petit à petit à travers d'ateliers et de cours, à travers l'organisation et la coordination de groupes communautaires, la production de spectacles, la médiation de dialogues théâtraux, la stimulation d'actions sociales concrètes et continuées, et la systématisation des expériences pratiques.
Dans l'actuelle structure du CTO, il existe des Pratiquants/-es de la Méthode agissant comme des Jokers, comme des Assistants/-es Jokers ou comme Jokers-Communautaires.
Assistant/-e-Joker, c'est un/-e pratiquant/-e qui assume des responsabilités spécifiques au sein des activités pratiques, malgré qu'il/elle n'ait pas encore l'autonomie pour conduire le processus de travail comme un tout. Cette expérience fonctionne comme un stage supervisé, cela étant une stratégie de formation.
Le/la Joker-Communautaire est un membre du groupe de TO qui assume le rôle de coordinateur/-trice interne, qui domine le thème spécifique du spectacle et qui est capable de mener les jeux et exercices, d'orienter les répétitions et de dynamiser les dialogues théâtraux. Il/elle exerce la fonction de Joker au sein particulier de son groupe. Ce travail communautaire, au départ restreint à la spécificité du groupe, peut motiver l'ampliation de cette action à d'autres secteurs thématiques. C'est une stratégie de formation qui garantit l'autonomie des groupe communautaires.
Faire du Jokering (Curingar) veut dire mener le dialogue entre la scène et le publique lors des sessions de théâtre-Forum, ainsi que le débat lors des sessions de Théâtre Législatif. C'est aussi promouvoir le dialogue dans n'importe quelle activité de Théâtre de l'Oppprimé. Faire du Jokering (Curingar) signifie stimuler le spectateur/-trice à changer sa condition de consommateur/-trice d'un produit culturel pour prendre la place de producteur/-trice de culture et de connaissance, la place de citoyen/-enne: agent de transformation de la réalité. L'acte de Jokerer (Curingar), en soi, ne fait pas d'un pratiquant de TO un Joker (Curinga), mais c'est un exercice essentiel pour sa formation.
L'intense diffusion du Théâtre de l'Opprimé au Brésil a créé le besoin de développer des programmes de formation de ses pratiquants/-es, afin de garantir l'accès aux bases de la Méthode et son application adéquate. Ces programmes ont été structurés d'un point de vue pédagogiques au cours de ces 12 dernières années par l'équipe du CTO, non pas pour former des Jokers mais pour offrir une base solide à tous/-tes ceux/celles qui voudraient commencer comme pratiquants/-es de la Méthode.
Pour exercer la fonction de Curinga (Joker), les activités de multiplication son essentielles, c'est pour cela que le développement de ces compétences a été le centre des programmes de qualification du CTO. Ces activités ont bénéficié à des activistes de groupes culturels, à des mouvements sociaux, et aux institutions socio-culturelles qui utilisent le TO dans leur action communautaire, afin de la dynamiser, la diversifier et l'amplifier.
Les actuels programmes continués de formation de pratiquants/-es de la Méthode coordonnés par le CTO se font remarquer non seulement par leur dimension territoriale – Brésil, Mozambique, Guinée-Bissau jusqu'en Angola avec répercussions au Sénégal – mais encore et particulièrement par leur caractère innovateur et par la constance de leur structure pédagogique.
Parmi les environ 700 Pratiquants/-es de Théâtre de l'Opprimé qui ont été ou sont en processus de qualification auprès du CTO entre 2006 et 2010[4], beaucoup deviendront certainement pratiquants/-es d'une nouvelle génération de Curingas (Jokers), influencée par des cultures, des identités, des expériences, des savoirs et des personnalités diverses. Une génération qui poursuivra le rêve de Boal; à savoir que tout le monde puisse exercer le droit humain fondamental de faire du théâtre et de s'exprimer à travers de moyens esthétiques.
L'expérience accumulée tout au long de ce processus historique pointe du doigt la nécessité d'avancer dans la systématisation des programmes pour la qualification de Jokers. Des programmes qui tirent profit des conquêtes réalisées, qui cherchent à aller au-delà des insuffisances identifiées et qui avancent concernant les stratégies d'accompagnement des projets développés par les personnes qui se forment, et concernant les stratégies de stimulation des actions en réseau, de la production théorique et de la communication internationale.
Le Théâtre de l'Opprimé n'a pas encore quatre décennies d'existence et, même ainsi, il est présent sur les cinq continents, il est utilisé par des centaines de pratiquants/-es et bénéficient à des milliards de personnes. Les pratiques sont diverses, en dimensions, en secteurs d'intervention, en styles, en objectifs et en résultats.
L'impressionnante diffusion de la Méthode donne lieu au besoin de fortifier les fondements et les principes de base de l'Arbre du Théâtre de l'opprimé ainsi que la systématisation de se structure pédagogique afin de garantir son authenticité partout où il est appliqué.
Curinga (Joker) ou en processus de formation, les Pratiquants/-es du TO doivent être engagés/-ées dans une essence humaniste, pédagogique et démocratique de la Méthode. L'éthique et la solidarité comme bases et comme guides. La multiplication et l'organisation comme stratégies et la promotion d'actions sociales continuées et concrètes pour transformer des réalités oppressives comme but.
Traduction: Stéphanie Mouton
[1]Bárbara Santos est sociologue, actrice et Joker de Théâtre de l'Opprimé. Elle a été Coordinatrice Générale du Centre de Théâtre de l'Opprimé de 1994 à 2008. Elle a travaillé dans la formation de groupes communautaires, dans la conception et le développement de projets et particulièrement dans la formation de pratiquants/-es de la Méthode. Elle a travaillé avec Augusto boal jusqu'en 2009. barbarasantos.kuringa@gmail.com http://kuringa-barbarasantos.blogspot.com/ http://www.facebook.com/profile.php?id=591418309
[2]Poète espagnol
[3]Av. Mem de Sá, 31 – Lapa – RJ / RJ - Brasil CEP: 20.230-150 www.cto.com.br 55 21 2232-5826
[4]Les projets développés durant cette période ont reçu l'appui du gouvernement fédéral, à travers le Ministère de l'Éducation, le Ministère de la Santé et le Ministère de la Culture, ce dernier étant le partenaire financier actuel de l'institution.
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